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Hommes et migrations, n°1241, Janvier-février 2003
Les réponses des professionnels face aux
mineurs étrangers isolés

Par Elodie Fricot, chargée d'études à l'Adri



Les enfants migrants ou demandeurs d'asile sont de plus en plus nombreux depuis quelques années, Prostitution. errance.. de nombreux dangers guettent ces mineurs étrangers. Les institutions qui tentent de leur venir en aide disposent d'un cadre légal très étoffé, mais de faibles moyens matériels et humains.

L'arrivée en France d'enfants non accompagnés, venant de pays en guerre ou fuyant la misère, n'est pas un phénomène récent. Mais depuis deux ans, l'augmentation des chiffres lui a donné une visibilité nouvelle. Jusqu'en 1998, l'Aide sociale à l'enfance (Ase) de Paris accueillait chaque année environ cinquante mineurs. Un nombre relativement absorbable par les institutions. Puis ils sont passés à 209 en 1999, 292 en 2000, et 527 en 2001. Entre le 1er janvier et le 15 juillet 2002, l'Ase estime que plus de 430 mineurs se sont présentés dans leurs services. La secrétaire d'État à la lutte contre la précarité et l'exclusion, Dominique Versini, avait dans un premier temps évalué le nombre de ces enfants "entre 1 000 et 5 000". Le 4 septembre dernier, dans une communication en conseil des ministres, elle a ajouté que 1475 d'entre eux avaient déposé une demande d'asile en 2001, mais que ce chiffre sous-estimait l'ampleur du phénomène.

Des ordres de grandeur extrêmement variables circulent. Il est effectivement difficile d'obtenir des chiffres, étant donné que les statistiques disponibles sont souvent parcellaires. Celles du ministère de l'Intérieur portent uniquement sur les mineurs non accompagnés qui arrivent dans les ports et les aéroports. Par ailleurs, il existe un réel décalage entre le nombre de jeunes se déclarant mineurs admis sur le territoire au titre de l'asile après un passage par la zone d'attente de l'aéroport Charles-de-Gaulle, et le nombre de demandes émanant de moins de dix-huit ans reçues par I'Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides). Entre ces deux étapes, des centaines d'enfants disparaissent donc "dans la nature",

Plus encore peut-être que leurs aînés, les enfants qui vivent dans la rue échappent à toute velléité statistique comme à toute enquête qualitative. Seules les associations de terrain, relayées par les médias, portent au grand publie des informations sur la réalité quotidienne de ces jeunes. Des associations spécialisées dans le soutien aux prostituées repèrent ainsi de plus en plus de jeunes étrangères sur les trottoirs parisiens. De nombreux dangers guettent les mineurs étrangers qui arrivent en France sans représentant légal ni relais familial, liés à l'errance dans les rues, à la mainmise des réseaux criminels qui les ont fait entrer sur le territoire, à la promiscuité dans la zone d'attente, à l'absence de prise en charge sociale et éducative...

Certains n'hésitent pas à prédire l'apparition prochaine de véritables "enfants des rues" dans la capitale, issus des nombreuses familles demandeuses d'asile qui, une fois leur demande rejetée, se retrouvent sans le moindre droit. Selon Dominique Versini, alors directrice du Samu social de Paris et actuelle secrétaire d'État à la lutte contre la Précarité et l'exclusion : 'Pour subvenir à leurs besoins, ils feront comme leurs parents: ils se débrouilleront quitte à vivre du vol ou de la prostitution. On peut ainsi imaginer que, dans les dix ans à venir et peut-être plus vite, une économie informelle va se développer dans les rues de Paris, comme c'est le cas dans plusieurs grandes villes d Afrique. Certains de ces enfants constituent sans doute le 'vivier' de la délinquance de demain. Une réalité radicalement nouvelle, qui n'aura rien à voir avec le problème des jeunes des cités. La France ne peut admettre que des gens vivent ainsi sans droit sur son territoire. En se bornant à leur apporter une assistance humanitaire, nous sommes en train de fabriquer' des enfants des enfants des rues".

Un cadre légal très protecteur

Les mécanismes de protection des mineurs (parquet, juge pour enfants, juge des tutelles) semblent avoir du mai à se mettre en marche. Les services sociaux se renvoient souvent ces publics les uns aux autres. La législation française en matière de protection du mineur est pourtant relativement complète et très protectrice. Elle trouve son fondement dans l'ordonnance n' 45-174 du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante. Tout mineur étranger déjà présent sur le territoire français en bénéficie en théorie de manière systématique. Par ailleurs, un mineur étranger non accompagné dont la présence sur le territoire français est constatée ne peut juridiquement en être expulsé. Ce principe trouve son origine dans la Convention de La Haye du 29 mai 1993 relative à la protection des enfants. Par conséquent, un mineur n'est pas dans l'obligation de détenir un titre de séjour. Il n'en sera plus de même lorsqu'il deviendra majeur. Le placement d'un jeune isolé en foyer ouvre le droit à la nationalité (article 21112 du Code civil). Mais la crainte est alors que le placement ne se transforme en sésame pour entrer et rester sur le territoire français. Résultat, beaucoup d'enfants ne sont ni accueillis, ni accompagnés, quand ils ne sont pas récupérés par les réseaux mafieux.

Comment leur venir en aide ? Soutenu par un cadre législatif très protecteur (voir encadré ci-dessus), le droit des mineurs étrangers isolés est une question transversale qui mobilise plusieurs services publics judiciaires : parquet des mineurs, chambres correctionnelles (comparutions immédiates), juges des enfants, juges des tutelles, juges de l'application des peines, aide sociale à l'enfance, protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et brigade des mineurs. Par ailleurs, des associations des droits de l'homme et des associations de défense des étrangers, sur le terrain, sont amenées à rencontrer ces publics.

Dispositif et initiatives spécifiques

En 1998, les pouvoirs publics ont voulu confier la gestion des centres d'accueil et d'orientation pour mineurs isolés demandeurs d'asile à France terre d'asile et à la Croix-Rouge française. Le premier ouvre ses portes en mars 1999 à Boissy-Saint-Léger (Val-de-Marne), le second le 2 septembre 2002, à Taverny dans le Val-d'Oise, ville notamment choisie pour sa proximité avec l'aéroport Roissy Charles-de-Gaulle.

Une deuxième pierre a été posée dans l'édification de ce dispositif spécifique, à travers l'initiative de Hervé Hamon, président du tribunal pour enfants de Paris : il dispose depuis septembre 2001 d'un cabinet non sectorisé destiné aux mineurs sans domicile connu. Ce cabinet a été créé pour faire face à l'afflux de jeunes Roumains, qui constituent 80 % des mineurs déférés devant le tribunal pour enfants de Paris. Il répond à un certain nombre d'objectifs : centraliser les informations pour mieux comprendre les situations de ces jeunes; faire un suivi des enfants qui parfois passaient de juge en juge et se présentaient sous une identité différente ; permettre une identification du juge : l'enfant étant désormais confronté à un interlocuteur unique. Depuis le mois d'avril 2002, une permanence ouverte aux mineurs isolés est tenue tous les après-midi par le juge des enfants Geneviève Lefebvre. Ce fonctionnement, dont le bilan reste mitigé au niveau éducatif, a permis en revanche d'obtenir en quelques mois une bien meilleure connaissance des situations rencontrées. En effet, les services éducatifs compétents pour intervenir dans ce cadre auprès des mineurs (SEAT) manquent parfois de savoir-faire et surtout de disponibilité pour accompagner les mineurs en dehors des permanences qu1ls assurent au tribunal.

Il existe actuellement un débat en France sur l'opportunité de mettre en place une filière d'accueil spécialisée pour les mineurs étrangers isolés.

Une émigration économique et politique

La liste des pays d'où viennent ces enfants correspond peu ou prou à la liste des pays en guerre ou qui sortent tout juste de la guerre, des pays dans lesquels la situation politique est tendue, des pays où des minorités subissent répression, exclusion, génocide. L'émigration est alors envisagée comme une stratégie familiale de réponse à cette pauvreté ou à cette insécurité, ou comme l'unique chance de survie des orphelins.

Tous les continents sont concernés à des degrés divers : la part relative de chaque pays dépend de sa proximité avec la France, de sa tradition d'émigration et de la présence des communautés. Des mineurs isolé5 arrivent du Maghreb tout proche, mais aussi de nombreux pays d'Afrique noire : d'Afrique centrale et de l'Ouest - Congo, Angola, Nigeria, Guinée équatoriale, Libéria, Sierra Leone, parfois du Sénégal - de toute la corne Est jusqu'à la région des Grands lacs - Somalie, Kenya, Éthiopie, Érythrée, Soudan et Ouganda, Rwanda et Burundi. Ils viennent du Moyen-Orient - essentiellement des Kurdes d'Iran, d'Irak, mais aussi de Turquie. Certains viennent de plus loin encore, de toute la péninsule indienne jusqu'à l'Afghanistan : d'Inde, du Pakistan, du Bengladesh, du 5ri Lanka, et même de Chine ou du Vietnam. On connaît quelques cas de mineurs originaires d'Amérique du Sud - Venezuela, Colombie, Équateur. Enfin, beaucoup sont partis de divers pays d'Europe de l'Est et des Balkans : Roumanie, Albanie, Kosovo et Macédoine, Bosnie, mais aussi Russie, Ukraine, Pologne.

Aujourd'hui, la tendance va plutôt vers le droit commun, même si beaucoup considèrent qu'une prise en charge spécifique serait souhaitable au moins dans les premiers temps de l'accueil. C'est en tout cas la position de l'Aide sociale à l'enfance parisienne. Pendant longtemps, l'idée était de répartir les jeunes migrants, en vue d'une meilleure intégration, sur les structures d'accueil traditionnelles des mineurs. Mais aujourd'hui, l'arrivée croissante de ces enfants change la donne. Les travailleurs sociaux répartis sur les différents secteurs de la capitale n'arrivent pas à se construire un savoir-faire, car chaque situation, voire chaque nationalité nécessite des démarches qui peuvent être totalement différentes.

Des solutions quelque peu "bricolées"

Bien souvent, les travailleurs sociaux sont amenés à solliciter les services, par téléphone, d'Inter service migrant Traduction et information (ISM-TI, à Paris). Dans ces conditions, comment un enfant peut-il faire la différence entre un éducateur et un agent de la brigade des mineurs, surtout s'il n'a connu dans son pays qu'une police répressive et corrompue ? Comment lui faire comprendre qu'il est en lieu sûr, que le foyer n'est pas une annexe de la zone d'attente ? Ces incompréhensions sont à l'origine de nombreuses fugues de mineurs qui craignent d'être renvoyés chez eux. Les spécificités, mais également l'hétérogénéité des situations vécues par les mineurs étrangers qui arrivent sans référent parental sur le territoire français, impliquent d'imaginer des réponses souples et diversifiées quant à leur prise en charge.

Par la suite, les mineurs placés dans les foyers de l'Ase retrouvent les circuits de droit commun. Ce fonctionnement participe d'une volonté de ne pas stigmatiser ces enfants. Par ailleurs, la présence de mineurs étrangers, qui ne sont pas engagés dans les mêmes circuits de délinquance, peut avoir un effet bénéfique sur les autres pensionnaires. Les francophones de moins de seize ans sont scolarisés dans les collèges de secteur. L'Education nationale a mis en place différents dispositifs en direction des mineurs étrangers (en tout cas pour les enfants âgés de moins de seize ans) : Cli, Fle, Ensa(2)... Chaque année, l'académie de Paris crée des places pour les primo-arrivants (quarante classes de quinze à vingt élèves ont été créées en 2001). Les questions autour de la formation professionnelle sont plus compliquées car elles dépendent de l'acquisition de la nationalité francaise. Et les mineurs en attente du statut de réfugié ne sont pas autorisés à travailler. Aussi se voient-ils fermer l'accès au dispositif d'insertion des seize vingt-cinq ans.

Une fois la prise en charge effectuée (hébergement et scolarisation), l'Ase assure la sécurité et la représentation légale du jeune. Puis, sa mission consiste à tout mettre en œuvre pour obtenir la régularisation de sa situation sur le territoire français : acquisition de la nationalité française, ou alors, en parte-nariat avec des juristes et des associations spécialisées (comme France- terre d'asile), obtention d'un titre de séjour.

Certaines associations, parmi lesquelles le Gisti, contestent l'intérêt de doubler le dispositif de protection de l'enfance d'un volet spécifique pour les mineurs étrangers. Car le dispositif législatif, complet, existe bel et bien. Par ailleurs, le risque d'un dispositif spécifique est de faire une pro- tection au rabais, en marge du droit commun. Actuellement, les diffé-rences de pratique d'un département à l'autre font que certains enfants se retrouvent sans aucun statut à dix-huit ans, alors que d'autres, placés à l'Ase, peuvent bénéficier de contrats jeunes majeurs. Certains enfants res- tent sous ordonnance de placement provisoire (OPP) et peuvent être pla-cés dans les foyers de la PJJ, pourtant censés héberger des mineurs délin- quants. Entre le manque de place ou de volonté pour accueillir les mineurs étrangers, leur prise en charge relève du "bricolage" permanent de solu-tions.

Filières de passeurs et réseaux criminels

Dans certains cas, ces mineurs ont été pris en charge dès leur pays d'origine par des filières de passeurs. Le passeur peut être simplement quelqu'un qui, contre rémunération, va fournir ses services : sa connaissance des moyens de franchir des frontières, d'éviter les contrôles, etc. Souvent, il est entendu que le prix du voyage sera remboursé par le travail du mineur une fois arrivé en Europe. C'est par exemple le cas des jeunes Chinois originaires du port de Wenzhou, qui sont contraints à travailler durant plusieurs années dans les ateliers clandestins situés en région parisienne. Dans le cas des réseaux d'Europe de l'Est, notamment d'Albanie et de Roumanie, les filières de passeurs servent à transporter les personnes trafiquées, y compris mineures ' vers l'Europe de l'Ouest. La finalité de ce trafic est l'exploitation de ces personnes, qui sont contraintes à se prostituer, à voler ou à mendier, puis à rapporter chaque jour aux trafiquants la somme ainsi amassée. Mais le phénomène concerne aussi les trafics de drogue ou de diamants avec les mineurs dits "enfants-mules" (principalement d'Afrique et d'Amérique du Sud).

Pénurie de moyens

Les départements les plus concernés par l'accueil des mineurs étrangers, comme Paris et la Seine-Saint-Denis, mettent en avant la pénurie de moyens et la saturation de leurs services. L'Ase considère que ces jeunes relèvent de la solidarité nationale, et dès lors estime se substituer à une compétence de J'État. Par ailleurs, laisser aux départements le soin de gérer ce publie implique le risque de voir apparaître des différences de traitement et de pratiques selon la couleur politique locale.

Entre le 1- janvier et le 15 juillet 2002, plus de 430 mineurs se sont présentés à l'Aide sociale à l'enfance de Paris, qui n'en recevait, jusqu'en 1998, qu'une "petite" cinquantaine. L'Ase de la Seine-Saint-Denis connaît la même situation. L'arrivée croissante de ces mineurs crée des dvsfonctionnements dans les institutions qui en ont la charge. Les mineurs étrangers sont parfois vécus comme une surcharge de travail. Et il peut arriver que les travailleurs sociaux soient obligés de les placer dans une chambre d'hôtel, dans des conditions qui semblent peu adaptées à la situation d'enfants isolés, parlant peu ou mal le français, et qui arrivent, pour certains, avec de graves traumatismes.

Il existe également des résistances, qui reposent sur la théorie de "l'appel d'air" et le risque d'encourager des filières d'immigration clandestine. Certains s'interrogent sur la nécessité d'accueillir ces enfants et d'améliorer les conditions d'accueil, étant donné qu'il y aura toujours plus d'enfants qui arriveront dans ces situations et que les services sociaux seront donc toujours saturés et destabilisés. De plus en plus, les institutions qui ont en charge le premier accueil, les premiers contacts avec ces enfants, redoutent d'être "instrumentalisés" : certains réseaux, ou tout simplement certaines familles qui connaissent les dispositifs législatifs en vigueur, auraient tendance à "abuser" des possibilités qu'offrent la loi française, et à les détourner de leur mission naturelle.

Le débat sur le devenir de ces mineurs

La plupart des professionnels concernés posent la question du devenir de ces jeunes. Pour l'instant, ils sont mineurs et, de ce fait, peuvent bénéficier d'un régime de faveur et de conditions avantageuses dans leur prise en charge. Mais qu'en sera-t-il quand ces enfants seront devenus majeurs ? Plusieurs possibilités existent, différemment appliquées selon les lieux. Acquisition de la nationalité, droit d'asile, retour au pays d'origine ou ailleurs en Europe si l'enfant y a de la famille... Le débat existe au sein même du mouvement associatif.

À l'heure actuelle, les pouvoirs publics semblent privilégier trois modes de prise en charge : pour les enfants emmenés par des réseaux sans l'accord de la famille, il s'agit de retrouver les parents dans le pays d'origine pour pouvoir organiser le retour, en s'assurant qu'ils ne seront pas en danger. Mêmes précautions pour ceux qui ne sont pas isolés en Europe, et qui souhaitent rejoindre leur famille (élargie) installée dans l'un des États membres. Enfin, il faut prévoir un accueil et une prise en charge suffisante et adaptée pour ceux d'entre eux qui sont déterminés à rester en France. Mais certains pointent le décalage de ce fonctionnement avec les logiques de stratégies migratoires, Par exemple, il y a peu de chances que le mineur, qui porte un projet pour l'ensemble de sa famille, collabore pour expliquer aux autorités le moyen de le faire retourner dans son pays d'origine.

De manière générale, et particulièrement en situation de guerre civile ou dans des régions reculées où les moyens de communication sont peu ou prou inexistants, les recherches des familles sont longues et difficiles ; et ce, même en passant par le service international de la Croix-rouge. Cependant, étant donné que le mineur ne peut faire l'objet d'un arrêté d'expulsion, un éventuel retour dans le pays d'origine ne devrait être envisagé qu'après un travail avec la famille et avec son accord.