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Violences
Saisine no 2003-3
AVIS ET RECOMMANDATIONS de la Commission nationale de déontologie
de la sécurité à la suite de sa saisine, le 23
janvier 2003, par Mme Nicole Borvo, sénatrice de Paris.
La Commission nationale de déontologie de la sécurité
a été saisie, le 23 janvier 2003, par Mme Nicole Borvo,
sénatrice de Paris, des conditions dans lesquelles « un
jeune Somalien » 1 non admis sur le territoire est décédé
des suites d’un malaise survenu alors qu’il était
réembarqué vers la ville d’où provenait le
vol qui l’avait amené.
La Commission a obtenu les pièces de la procédure du parquet
du tribunal de grande instance de Bobigny. Elles comprennent notamment
le compte rendu de l’enquête effectuée par l’inspection
générale des services de la préfecture de police.
La Commission s’est rendue dans les locaux de la direction de
la police aux frontières des aéroports de Roissy-Charles-de-Gaulle
et Le Bourget, dont elle a entendu le directeur. Elle a procédé
à l’audition du responsable des unités d’escorte,
des trois gardiens de la paix affectés à l’escorte
2, du « chef avion » et d’une hôtesse de la
compagnie assurant le vol sur lequel le réacheminement devait
avoir lieu.
LES
FAITS
A – La mesure d’éloignement
M. H. (25 ans), dépourvu de titre d’identité ou
de voyage, a été retenu, le 11 janvier 2003, à
sa descente d’un avion en provenance de Johannesburg et placé
en zone d’attente (ZAPI 3) 3. Le 15 janvier, le ministère
de l’Intérieur a rejeté sa demande d’asile
comme « manifestement infondée » et donné
instruction à la police aux frontières de le réacheminer
vers Johannesburg 4.
Une escorte de trois gardiens de la paix 5 a été désignée
pour reconduire M. H. par un vol du 16 janvier à 23 heures 55
6. « Lors de cette mission, [M. H.] opposait une très forte
résistance. Les fonctionnaires étaient contraints d’avoir
recours à la coercition. [M. H.] faisait un malaise dans l’avion.
» 7
Le responsable syndical qui accompagnait l’un des gardiens a déclaré
devant la Commission : « dans les consignes, la présence
d’un officier de police au moment de l’embarquement d’un
reconduit escorté est obligatoire. On doit constater qu’en
l’espèce il n’y avait pas d’officier de police
sur les lieux qui aurait pu alerter la salle d’information et
de commandement et solliciter des instructions au vu du déroulement
de l’opération d’embarquement [...]. Je souligne
l’absence de module de formation pour l’exécution
des escortes, qui sont souvent confiées à des fonctionnaires
qui sortent de l’école de police ».
L’officier de police judiciaire assurant les fonctions d’officier
de quart au terminal 2 A a été prévenu à
0 heure 10 et s’est transporté au terminal 2 C.
B
– Décès de M. H.
En arrêt cardio-respiratoire, M. H. avait pu être ranimé
dans l’avion.
Transporté dans le coma au service de réanimation de l’hôpital
de Villepinte, qui diagnostiquait à l’entrée une
« encéphalopathie post anoxique sévère »
et constatait une « évolution marquée par l’absence
d’amélioration neurologique avec sur l’électroencéphalogramme
un tracé très pauvre, aréactif sans élément
de la série épileptique », il y décédait
le 18 janvier.
L’examen externe et l’autopsie médico-légale
ont montré des lésions traumatiques de contention et de
maintien aux poignets et aux avant-bras, des lésions d’appui
cervicales antérieures et inférieures, une lésion
d’appui au niveau de l’hypocondre gauche et une autre lésion
d’appui occipitale droite. La mort serait « consécutive
à un arrêt cardio-respiratoire, dû à un appui
marqué cervical avec compression bilatérale des carotides
par flexion forcée de la tête sur le cou par appui droit
du sommet du crâne, à l’origine d’une ischémie
anoxie cérébrale irréductible ».
Les trois gardiens de la paix qui assuraient l’escorte ont été
suspendus le 22 janvier.
AVIS
A – Sur le recours à la coercition et les gestes employés
L’IGS fait état d’une « résistance forcenée
» de M. H. Celui-ci a, à l’évidence, résisté
de toutes ses forces à l’embarquement :
– À ZAPI 3 : « nous lui avons expliqué que
nous allions le reconduire à Johannesburg [...]. [M. H.] a répondu
qu’il n’était pas originaire d’Afrique du Sud.
Il est ensuite devenu hystérique, donnant des coups de pied en
tous sens. Nous l’avons maîtrisé en faisant les gestes
habituels d’intervention (clef au sol, menottage au sol, bandes
velcro aux genoux et aux chevilles). » 8 Il a été
fait référence sur ce point à une note de service
sur la conduite à tenir face à des personnes violentes
« .
– Dans l’avion : « M. H. était une personne
très violente. [...] M. D. [chef d’escorte] a dû
faire pression avec son genou sur sa cuisse 9 et en appuyant sur ses
épaules 10. Nous sommes arrivés à mettre la ceinture
de sécurité. [...] Je m’étais placé
à sa droite et je tenais la chaînette des menottes avec
des gants pour me protéger. M. D. à sa gauche, assis sur
l’accoudoir, s’efforçait de le maintenir en position
inclinée en pesant avec le poids de son corps au niveau de ses
épaules. [...] M. H. était plié vers l’avant,
position qui permettait de le maîtriser plus facilement, mais
il se redressait constamment. Cela a duré une quinzaine de minutes
». 11 « M. H. était plié vers l’avant.
Comme il continuait à se débattre, M. D. était
obligé de se mettre debout et de s’appuyer sur son dos
pour le faire plier ».
12 « M. H. était maintenu plié. [...] Je lui faisais
une clef en utilisant les gestes techniques : son bras était
bloqué à la saignée de mon coude et je pressais
avec ma main sur son épaule pour le maintenir plié vers
l’avant.
M. K. tenait les menottes en serrant la chaînette dans ses mains
gantées de cuir pour se protéger contre les pincements.
M. H. était vraiment costaud et se débattait par intermittence
». 13
L’hôtesse de l’air responsable de l’arrière
de l’avion n’avait pas supporté de voir « un
fonctionnaire de police donner un coup de genou au passager »
pour le faire asseoir de force : « j’ai poussé un
cri et je suis partie ». Elle a exposé : « au bout
de quelques minutes, [...] je suis retournée à mon poste
[...]. Me tenant à la hauteur de [M. H.], je voyais qu’il
était en partie assis, le thorax plié sur le côté
appuyé sur le siège gauche, un des fonctionnaires était
assis sur son dos, un autre lui tenait les bras derrière, sa
tête pendait dans le vide. [...] [M. H.] est resté dans
cette position, il criait de temps à autre mais moins fort. Cela
a duré au moins 20 minutes ».
Le « chef avion » 14, qui a précisé qu’il
a été international de judo, a déclaré :
« je n’ai pas vu de coups qui auraient été
portés “gratuitement”, dans le but de faire mal.
[...] En revanche, la façon dont ils ont maîtrisé
le reconduit ne m’a pas paru habituelle : la ceinture de sécurité
était très serrée ; le reconduit était maintenu
couché sur le flanc gauche ; l’un des fonctionnaires de
police était assis sur lui ; il portait souvent la main sur la
bouche du reconduit. À un moment le reconduit a dit : “OK
I go”. Je l’ai signalé aux policiers de l’escorte
qui ont commencé à desserrer les menottes. Le reconduit
s’est dégagé et une bagarre a suivi. J’ai
vu le policier de droite porter un coup dans le plexus du reconduit.
M. H. a été replacé dans la même position
: couché sur le flanc gauche, un fonctionnaire de police –
parfois même les deux policiers 15 – assis sur son dos,
l’un des deux portant parfois la main sur la bouche du reconduit
».
L’un des fonctionnaires escorteurs a précisé sur
ce point : « la technique de pencher la personne reconduite en
avant est une pratique habituelle des escortes, mais c’était
la première fois que je la voyais mise en oeuvre. À aucun
moment, je n’ai eu peur pour la sécurité physique
du reconduit ». Le chef d’escorte nie être resté
assis sur M. H. : « j’ai dû m’asseoir deux ou
trois fois sur le dos de M. H. pour faire pression vers l’avant,
mais cela n’a, à chaque fois, pas duré plus de quatre
ou cinq secondes ».
Un autre gardien a toutefois confirmé : « mon collègue
D. a placé son tronc entre le dos de [M. H.] et le dossier de
son siège, le visage touchant les cuisses en fonction de son
agitation, et ce durant plusieurs minutes, alors que je l’empêchais
de tourner sa tête pour éviter aux collègues de
se faire mordre ».
B
– Sur la constatation du malaise
M. H. avait été conduit à deux reprises au service
médical d’urgence de l’aéroport dans la journée
du 16 janvier. L’un des gardiens escorteurs a exposé :
« un fonctionnaire de la ZAPI [...] nous a signalé que
le médecin du SMU avait constaté deux simulations de malaises
par [M. H.]. Il s’était d’ailleurs proposé
pour nous assister au moment de l’embarquement ». 16
L’hôtesse de l’air qui a indiqué que M. H.
a été maintenu « le thorax plié » pendant
« au moins vingt minutes » a ajouté : « à
un moment, j’ai dit aux policiers qu’il fallait peut-être
le changer de position. Ils m’ont répondu [...] qu’il
était costaud 17. Cinq minutes après, celui qui tenait
les mains de M. H. a dit qu’il ne bougeait plus. Les deux autres
ont essayé de lui prendre le pouls mais n’y parvenant pas,
l’ont redressé avec précaution, craignant une simulation.
[...] J’ai essayé de prendre son pouls au niveau de la
carotide : pouls inexistant. [...] Un collègue est allé
chercher un défibrillateur et les deux chefs de cabine ont commencé
un massage cardiaque.
Le SAMU est arrivé très vite ».
Le « chef avion » a confirmé : « la chef de
cabine arrière a signalé que le reconduit ne ventilait
plus. [...] J’ai aussitôt appelé le service d’assistance
de l’aéroport de Paris, ainsi d’ailleurs que la brigade
de pompiers qui est arrivée la première ».
Des auditions auxquelles elle a procédé, la Commission
ne peut retenir dans cette affaire que la force strictement nécessaire
a été employée. Elle estime que M. H. a subi des
violences qui l’ont plongé dans le coma. M. H. est décédé
48 heures plus tard du fait des blessures occasionnées.
RECOMMANDATIONS
Sur la procédure des reconduites à la frontière
:
Ce dossier – comme celui de M. B., de nationalité argentine,
décédé au cours d’une opération de
reconduite à la frontière 18, dont la Commission a été
précédemment saisie – montre combien les opérations
de reconduite ou de réacheminement sont difficiles.
Sur la technique des reconduites à la frontière :
Comme elle l’a souligné dans son avis sur les circonstances
du décès, également à l’aéroport
de Roissy, d’une personne de nationalité argentine reconduite
à la frontière, la Commission constate que les fonctionnaires
chargés d’assurer les opérations de reconduite ou
de réacheminement 19 ne se voient pas proposer une formation
spécifique.
Interrogé par la Commission sur la pratique du « pliage
», le commandant de police qui dirige l’unité d’escorte
a déclaré : « désormais je l’interdis,
on laisse la personne crier. [...] Les seuls gestes appris sont les
gestes et techniques professionnels d’intervention. Le problème
reste d’empêcher la personne de crier : les techniques de
modulations pour éviter les nuisances phoniques ».
Pour que soient respectées la dignité et l’intégrité
physique et mentale des personnes qui font l’objet d’une
reconduite ou de réacheminement, la Commission recommande que
soient entreprises, d’une part, une étude avec des représentants
du corps médical destinée à mettre au point des
gestes techniques d’intervention adaptés aux conditions
particulières du maintien d’une personne – non consentante
en général – dans un aéronef commercial afin
de limiter les risques de toute nature en tenant compte du temps nécessaire
pour réaliser l’opération et, d’autre part,
une recherche technique en liaison avec le ministère des Transports
pour assurer la mise au point de dispositifs adaptables à la
situation des personnes reconduites.
Les manuels techniques devraient notamment être complétés
par l’indication des risques médicaux que les gestes sont
susceptibles de faire encourir.
Sur
l’encadrement de telles opérations :
Les gardiens de la paix étaient tous trois de jeunes fonctionnaires,
même si deux d’entre eux avaient déjà mené
à bien d’assez nombreuses escortes : 23 ans pour le chef
d’escorte (soixante-cinq escortes depuis décembre 2001),
25 ans pour le second gardien de l’unité d’escorte
(une trentaine d’escortes depuis avril 2002), 25 ans aussi pour
le gardien de renfort (trois escortes).
Comme dans la saisine concernant le décès de M. B. doit
être relevée l’absence d’officier pour superviser
une opération de nuit. C’est le chef d’escorte qui
a appelé la salle d’information et de commandement quand
le malaise de M. H. a été constaté.
Le directeur de la police aux frontières des aéroports
de Roissy-Charles-de-Gaulle et Le Bourget a déclaré à
la Commission :
« c’est au gardien de la paix, chef d’escorte, que
je ne peux faire accompagner d’un brigadier, d’apprécier
quels moyens il doit utiliser pour calmer la personne et de décider
s’il y a lieu de mettre fin à l’embarquement ».
La Commission recommande qu’un gradé, officier ou agent
de police judiciaire soit désigné pour coordonner et suivre
l’ensemble d’une opération de reconduite ou de réembarquement.
Il sera de ce fait à même d’évaluer les situations
qui dégénèrent et de mettre fin à l’embarquement
lorsque n’est plus garanti le respect de l’intégrité
physique et mentale des personnes.
Adopté
le 4 juillet 2003
Conformément à l’article 7 de la loi du 6 juin 2000,
la Commission a adressé cet avis à
M. Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, de la Sécurité
intérieure et des Libertés
locales, dont la réponse a été commune à
cet avis et au suivant.
Notes :
1 Il est apparu que cette personne était, en fait, de nationalité
éthiopienne.
2 Assistés chacun d’un conseil, comme le permet la loi
du 6 juin 2000.
3 Zone d’attente des personnes en instance.
4 Article 35 ter de l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre
1945 relative aux conditions d’entrée et de
séjour des étrangers en France : « Lorsque l’entrée
en France est refusée à un étranger non ressortissant
d’un État
membre de la Communauté européenne, l’entreprise
de transport aérien ou maritime qui l’a acheminé
est tenue
de ramener, sans délai, à la requête des autorités
chargées du contrôle des personnes à la frontière,
cet étranger au
point où il a commencé à utiliser les moyens de
transport de cette entreprise [...]. »
5 Deux gardiens de l’unité d’escorte de Roissy, un
gardien de la brigade d’immigration.
6 La décision de faire escorter les personnes non admises (décidée
immédiatement comme en l’espèce ou
après l’échec d’une ou deux tentatives de
réembarquement volontaire) est prise par le GASAI (Groupe d’analyse
et de suivi des affaires d’immigration), qui fait partie de la
division immigration de la direction de la PAF et se
trouve à ZAPI 3.
7 Compte rendu de l’IGS.
8 Déclaration du gardien K.
9 « Avec mon genou, j’ai fait pression à hauteur
de la ceinture comme on doit le faire pour sortir d’une
voiture une personne qui résiste ». (Déclaration
du gardien D.)
10 C’est, en fait, un autre gardien (le gardien T.) qui appuyait
sur les épaules de M. H.
11 Déclaration du gardien K.
12 Déclaration du gardien T.
13 Déclaration du gardien D. qui avait précisé
au cours de l’enquête judiciaire : « Je faisais usage
du poids
de mon corps sur l’intéressé afin de le maintenir
plié en deux. »
14 Représentant du chef d’escale, le « chef avion
» est investi au sol de pouvoirs comparables à ceux d’un
commandant de bord.
15 Le chef d’escorte D. et le gardien K., qui se trouvaient de
chaque côté de M. H. à la dernière rangée
centrale des sièges, tandis que le gardien T. s’était
placé devant M. H. dans l’avant-dernière rangée.
16 La même indication figure dans plusieurs pièces de la
procédure.
17 Interrogé sur ce point, l’un des gardiens escorteurs
a répondu : « Elle [l’hôtesse de l’air]
ne m’a pas fait
de remarque sur la position de [M. H.]. Elle-même et le steward
discutaient avec nous de tout et de rien, notamment
du métier d’escorteur. »
18 Sous la responsabilité d’un service distinct, l’UNESI,
rattaché directement à la direction centrale de la
police aux frontières.
19 Cf. La recommandation du commissaire aux droits de l’homme
relative aux droits des étrangers souhaitant
entrer sur le territoire des États membres du Conseil de l’Europe
et à l’exécution des décisions d’expulsion
(Conseil de l’Europe -19 septembre 2001).
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